
Dans une région écologiquement fragile de l’Afrique australe, une entreprise canadienne procède à des travaux d’exploration pétrolière dans ce qu’elle affirme être « l’un des derniers bassins sédimentaires profonds non développés au monde ». En cas de succès, l’entreprise pourrait ouvrir une vaste nouvelle frontière pétrolière et gazière dans la zone visée par le permis d’exploration qui s’étend sur plus de 8 millions d’acres — une étendue plus grande que la Belgique — dans la région de l’Okavango en Namibie et au Botswana.
Le projet de Reconnaissance Africa Energy, ou ReconAfrica, entreprise basée à Calgary, a suscité l’inquiétude parmi un large éventail d’acteurs locaux et internationaux[1]. Des groupes environnementaux et des dirigeants communautaires mettent en garde contre une possible contamination des approvisionnements vitaux en nourriture et en eau, de menaces contre les moyens de subsistance locaux et de nouvelles atteintes à une faune en voie de disparition. La zone visée par le permis abrite l’un des écosystèmes les plus diversifiés de la planète et est située en amont du célèbre Delta de l’Okavango, une oasis fragile et site du patrimoine mondial de l’UNESCO protégé par de nombreux traités internationaux. Le bassin versant du delta approvisionne plus d’un million de personnes et abrite près de deux mille espèces, dont la plus grande population d’éléphants au monde.
Au milieu d’une urgence climatique croissante, des groupes environnementaux d’Afrique et du monde entier sonnent également l’alarme au sujet des impacts climatiques d’un projet de cette ampleur. L’Agence internationale de l’énergie a prévenu en mai qu’il ne pourrait y avoir de nouveaux développements pétroliers et gaziers si le monde veut éviter les pires impacts du changement climatique et atteindre l’objectif de carboneutralité d’ici 2050. La Namibie et le Botswana sont tous deux des pays appauvris, sujets à la sécheresse et sont extrêmement vulnérables aux effets du réchauffement.[2]
Un bilan entaché de controverses
Le projet se trouve actuellement dans sa phase préliminaire, la société procédant au forage de puits d’essai et effectuant des études sismiques pour déterminer la présence de pétrole exploitable dans le nord de la Namibie. Les activités de ReconAfrica dans la région désertique ont cependant déjà suscité un déluge de critiques de la part des communautés locales qui accusent l’entreprise d’ignorer les préoccupations concernant les impacts du forage et de l’exploration sur les ressources en eau, les habitations et la faune.
De nombreux experts consultés par les médias affirment que la société n’a pas abordé les impacts potentiels sur l’eau et la faune dans l’évaluation environnementale de ses puits d’essai, et au moins un d’entre eux qualifie de « choquant » le fait que l’évaluation ait été approuvée. Selon le témoignage oculaire d’un journaliste et les propres séquences vidéo de ReconAfrica, la société semble avoir déversé les eaux usées de son premier puits dans une fosse dépourvue de membrane — contrairement à son engagement explicite — ce qui soulève des inquiétudes majeures concernant l’infiltration de contaminants toxiques dans les eaux souterraines dont dépendent les populations locales pour s’abreuver et irriguer les cultures.[3]Les déclarations d’un ministre du gouvernement namibien suggèrent que la société a exploité le puits pendant des mois sans les permis requis pour l’utilisation de l’eau ou l’évacuation des eaux usées.[4]

La zone du projet est la terre ancestrale du peuple autochtone San qui habite la région depuis des milliers d’années. Les dirigeants San ont exprimé une forte opposition aux plans de ReconAfrica qui, selon eux, auraient des conséquences désastreuses pour leurs moyens de subsistance, leur sécurité alimentaire et leurs pratiques culturelles. Le peuple San, pour qui la région est considérée sacrée, affirme n’avoir jamais été consulté au sujet du projet.
Les consultations menées par la société à ce jour ont été fortement critiquées pour leur manque de neutralité et pour des mesures ayant limité la participation. La société a été accusée d’intimider les journalistes[5], les critiques et les parties intéressées. L’entreprise est également visée par une action en justice déposée au nom d’un agriculteur local devant la Haute Cour de Namibie, qui allègue que l’entreprise a illégalement « saisi » sa propriété foncière et l’a déblayée pour le forage sans obtenir l’autorisation requise. ReconAfrica répond que l’autorité locale a approuvé son utilisation du terrain.
Le public est-il informé de tous les faits?
Il est essentiel que les communautés locales, les régulateurs et les parties prenantes disposent d’informations complètes et précises sur les plans et les opérations de ReconAfrica s’ils doivent évaluer de manière significative la myriade de risques potentiels pour les communautés locales, l’environnement et le climat résultant d’un projet de cette nature dans une région aussi vulnérable. Des questions ont cependant été soulevées quant à savoir si ReconAfrica rend compte de manière complète et précise de ses intentions et de ses activités.
À ce jour, trois plaintes ont été déposées auprès d’organismes de réglementation des valeurs mobilières aux États-Unis, en Colombie-Britannique et en Ontario, mettant en évidence de fausses déclarations potentielles concernant les activités de la société en Namibie.[6] Les questions en jeu dans le cas des plaintes au Canada visent à déterminer si l’entreprise envisage l’exploitation de gisements de pétrole et de gaz considérés « non conventionnels » ou « de schiste », qui sont généralement extraits par fracturation hydraulique. Cette méthode d’extraction controversée, qui requiert une forte quantité d’eau, pourrait présenter un risque accru d’épuiser et de contaminer les rares ressources hydriques — menaçant du même coup les cultures vivrières locales — et de provoquer des tremblements de terre dans cette zone géologiquement active.
Above Ground était partie à la plainte la plus récente, déposée auprès de la Bourse de Toronto, qui demande aux régulateurs d’enquêter sur les incohérences dans les divulgations et les communications publiques de l’entreprise sur ce point.
Tel que rapporté en détail dans notre soumission, ReconAfrica a initialement vanté le potentiel de la région de l’Okavango en tant que gisement pétrolier « non conventionnel » ou « de schiste ». L’entreprise a indiqué que ses puits d’exploration seraient conçus « pour tester les schistes riches en matières organiques » aux côtés de « structures conventionnelles », les schistes étant la « cible principale ». Pourtant, après qu’un tollé public ait conduit le gouvernement namibien à publier une déclaration en septembre 2020 affirmant qu’aucune fracturation hydraulique n’était prévue pour la région — le Botswana a ensuite emboîté le pas — le site Web de la société et d’autres documents publics ont été modifiés pour supprimer les mentions de ressources non conventionnelles ou de schiste. Dans divers documents déposés depuis lors, ReconAfrica déclare qu’elle cible les « réservoirs conventionnels » dans ses travaux d’exploration.
La société n’a cependant pas modifié ses estimations de réserves potentielles de pétrole en fonction d’un tel changement d’orientation. Dans ses rapports d’estimation des quantités potentielles de pétrole et de gaz dans la zone visée par le permis d’exploration, elle continue de fournir les mêmes chiffres déclarés précédemment comme totaux pour les ressources conventionnelles et non conventionnelles (schiste). Elle n’a pas non plus supprimé les sites de forage prévus dans des zones précédemment identifiées comme contenant des ressources non conventionnelles de sa carte des opérations de forage exploratoire. Les zones étiquetées « Gisements non conventionnels – schistes permiens épais » dans une version antérieure de la carte ont simplement été rebaptisées « bassins de roche mère ».
Tenir ReconAfrica responsable au Canada

Les antécédents de ReconAfrica à ce jour et les risques importants que l’exploitation pétrolière pourrait poser aux centaines de milliers de personnes vivant dans la zone de son projet, soulignent le besoin urgent de mécanismes pour garantir que les entreprises canadiennes respectent leurs obligations internationales en matière de droits humains.[7]
Le gouvernement canadien continue de s’appuyer exclusivement sur des mesures volontaires pour « encourager » une conduite responsable des entreprises à l’étranger. Cette approche, longtemps critiquée par les défenseurs des droits humains pour ne pas avoir empêché les abus flagrants des multinationales canadiennes, n’offre aucun recours aux personnes et aux communautés qui craignent la contamination de l’eau et la perte de leurs terres, de leurs moyens de subsistance ou de leurs récoltes à cause du forage pétrolier de ReconAfrica.
Pour qu’un changement significatif s’opère, Ottawa devra tenir compte des conseils des experts en droits humains[8] et des législateurs canadiens de tous les partis et présenter une législation qui oblige les entreprises à prévenir les violations des droits humains dans l’ensemble de leurs opérations mondiales — et qui permet aux victimes de les tenir responsables devant les tribunaux canadiens si elles manquent à cette obligation. Ce type de législation, connue sous le nom de législation sur la diligence raisonnable obligatoire en matière de droits humains, a été promulguée ou est en train de l’être par plusieurs des plus grands partenaires commerciaux du Canada, dont l’Allemagne, la France et l’Union européenne.
Si le Canada disposait d’une loi efficace sur la diligence raisonnable qui va dans le sens du modèle proposé par le Réseau canadien sur la reddition de comptes des entreprises, ReconAfrica serait tenue de réévaluer tous les risques potentiels posés aux personnes et aux communautés par ses activités (y compris ceux découlant des impacts environnementaux), prendre des mesures significatives pour atténuer et contrer ces risques, et faire rapport annuellement de ses efforts. Si l’entreprise causait un préjudice ou manquait de faire preuve de diligence raisonnable, elle pourrait faire l’objet de poursuites judiciaires au Canada. Un tribunal pourrait ordonner à ReconAfrica de cesser toute activité préjudiciable ou imprudente, d’accorder une réparation aux personnes lésées, ou les deux.
Il est temps que le Canada rattrape les chefs de file mondiaux, qui ont compris que la protection des droits humains fondamentaux – tels qu’un climat vivable et l’accès à l’eau potable, à la nourriture et aux moyens de subsistance – est un devoir essentiel des États qui ne peut être laissé à la discrétion des entreprises. Le Canada peut soit persister dans des politiques ayant échoué et qui alimentent l’impunité des entreprises, soit joindre les rangs de ces chefs de file qui pilotent le virage vers des obligations exécutoires en matière de droits humains pour les multinationales — et donner aux personnes du monde entier les moyens de lutter pour défendre la vie et les droits contre les abus des entreprises.
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