Depuis l’entrée en vigueur en juillet 2020 de l’interdiction d’importer des produits issus du travail forcé au Canada, les enquêtes menées par les médias et des groupes de la société civile ont mis au jour à répétition des cas d’entreprises qui s’approvisionnent à l’étranger en produits qui seraient issus du travail forcé ; dans certains cas, ces produits sont interdits sur le marché américain pour cette raison précise. Nous en avions relevé plusieurs exemples dans notre rapport de 2021 sur les liens entre les entreprises canadiennes et le travail forcé à l’étranger.
Depuis, le sujet s’est retrouvé à maintes reprises sous les projecteurs des médias. Par ailleurs, des cabinets d’avocats spécialisés en droit des sociétés ont abondamment commenté l’interdiction d’importation imposée par le Canada et un projet de loi à venir obligeant les entreprises à dévoiler les mesures qu’elles adoptent, le cas échéant, pour réduire les risques de travail forcé dans leurs chaînes d’approvisionnement. On peut donc raisonnablement s’attendre à ce que le secteur des affaires canadien soit bien renseigné sur la question et à ce que les entreprises associées à des chaînes d’approvisionnement comportant un risque particulièrement élevé de travail forcé soient en mesure de démontrer ce qu’elles font pour éviter d’en profiter.

D’août à octobre 2022, nous avons écrit à 30 importateurs canadiens qui se sont approvisionnés auprès de manufacturiers soupçonnés d’avoir employé des travailleurs forcés.1Nous avons repéré ces importateurs en interrogeant la base de données Panjiva sur le commerce mondial. Notre but consistait à retracer les arrivages au Canada en provenance de manufacturiers soupçonnés de pratiquer le travail forcé qui ont subi des sanctions aux États-Unis, ou sont nommés dans le rapport Uyghurs for Sale [Ouïghours à vendre] publié en mars 2020 par l’Australian Strategic Policy Institute, pour avoir apparemment embauché des personnes issues de minorités ethniques au Turkestan oriental/Xinjiang, en Chine, ou originaires de cette région, dans le cadre de programmes coercitifs « de réduction de la pauvreté » administrés par l’État chinois. Chaque document confirme l’arrivée dans un port des États-Unis d’une cargaison destinée à une entreprise (« consignataire ») au Canada. Les documents que nous avons retracés ne représentent vraisemblablement qu’une petite partie des importations au Canada provenant de ces fournisseurs, étant donné que Panjiva donne accès aux données de seulement quelques-unes des cargaisons transitant par un port américain. Les données sur les arrivages dans les ports canadiens ne sont pas accessibles au public. Par ailleurs, nous n’avons réussi à tracer les cargaisons de produits d’un manufacturier donné que lorsque le nom de ce dernier figurait comme expéditeur dans la liste ou, dans de rares cas, dans la description des marchandises expédiées. Nous avons invité chacun d’entre eux à commenter sa relation d’affaires avec les entreprises concernées à la lumière des allégations portées. On trouvera dans le tableau ci-dessous des liens vers la correspondance que nous avons entretenue avec les importateurs qui nous ont répondu ainsi que leurs réponses.2Nous avons informé chacune des entreprises que sa réponse allait être publiée. Nos premières constatations à l’issue de cet exercice sont les suivantes.
- La plupart des entreprises contactées – 19 au total – n’ont pas répondu à notre lettre. Parmi celles-ci figurent des entreprises qui ont acheté des volumes substantiels de marchandises auprès des manufacturiers en question. Nous n’avons reçu aucune réponse, par exemple, d’Olera Ingredients & Distribution, qui a reçu des cargaisons d’huile de palme dont la valeur dépasse les 6,5 millions $, expédiées par la Sime Darby Plantation en 2021 et 2022, années où les États-Unis en ont interdit l’importation. 3Les États-Unis ont levé l’interdiction en février 2023, citant des « preuves satisfaisante que la Plantation Sime Darby, ses sous-traitants et ses coentreprises ne produisaient plus d’huile de palme et de produits dérivés avec du travail forcé ».
- Parmi les entreprises qui ont répondu, la plupart n’ont fourni que peu de détails sur leurs relations d’affaires passées ou présentes avec le manufacturier.
- Certaines ont expliqué les efforts consentis pour enquêter sur les allégations de travail forcé. Dans la plupart des cas, ces efforts ont consisté à communiquer avec le manufacturier. À titre d’exemple, le personnel de Superior Glove Works nous a indiqué « avoir communiqué » avec son fournisseur après avoir pris connaissance des allégations. Il est ressorti de ces échanges que « les allégations n’étaient pas toutes fondées » et « qu’on s’était occupé de celles qui l’étaient ».
- Les sociétés Ansell, Home Depot, The Brick et Whirlpool Corporation ont déclaré avoir pour politique générale de surveiller les pratiques d’une partie ou de la totalité de leurs fournisseurs par le biais de vérifications indépendantes, mais The Brick est la seule à avoir indiqué si le manufacturier concerné avait fait l’objet d’un tel exercice.4Extrait de la réponse de The Brick à notre demande en octobre 2022 : « The Brick a mené des vérifications ou pris connaissance de vérifications effectuées par des tierces parties auprès de Hefei Meiling, qui nous ont convaincus qu’aucun produit de la marque Brick n’est issu du travail forcé ».
- Plusieurs entreprises – Danby, Home Depot, The Brick, Whirlpool Corporation et Wipeco Industries – ont indiqué qu’elles avaient cessé d’acheter des produits du fabricant en question. Dans certains cas, on ne sait pas exactement si la décision était motivée par des allégations de travail forcé.
- Un importateur, Ansell, a déclaré qu’il avait réduit ses achats auprès du fournisseur concerné après avoir appris que les autorités américaines menaient une enquête sur ce dernier.
- Un importateur, Supermax Healthcare Canada, n’a pas précisé s’il avait continué à s’approvisionner auprès d’un fournisseur dont les produits ont été interdits sur le marché américain en octobre 2021. Il a uniquement révélé qu’il avait « renforcé la diversification de [ses] sources ».5Supermax Healthcare Canada a déclaré en novembre 2021 qu’elle « envisagerait toutes les options possibles pour corriger la situation, incluant celle de s’approvisionner auprès d’un autre fournisseur », si les vérifications indépendantes entreprises confirmaient les allégations de travail forcé. L’entreprise indique dans la lettre qu’elle nous a adressée en octobre 2022 que ces vérifications étaient toujours « en cours ».
Il est essentiel que le public puisse évaluer la réponse des importateurs étant donné qu’à l’heure actuelle la seule stratégie active du Canada de lutte contre le travail forcé dans les chaînes d’approvisionnement est d’encourager les entreprises à adopter des mesures volontaires. L’interdiction d’importation de produits issus du travail forcé6Cette interdiction prend modèle sur une disposition analogue dans la loi américaine. Tant au Canada qu’aux États-Unis, les autorités douanières sont tenues d’empêcher que des produits issus du travail forcé entrent sur le marché intérieur en retenant les arrivages des biens en question à la frontière. À d’autres égards, le cadre d’application du Canada diffère radicalement de celui des États-Unis. Depuis l’adoption de la mesure d’interdiction, les autorités canadiennes ont rapporté n’avoir intercepté qu’une seule cargaison de marchandises, décision qui a été annulée par la suite. n’est pratiquement pas appliquée au Canada : pas un seul produit n’a été bloqué de façon permanente ; en mars 2022, les autorités n’avaient toujours pas « opérationnalisé efficacement » la mesure. Malheureusement, dans la plupart des cas, nous n’avons pas reçu des importateurs suffisamment d’information pour bien comprendre de quelle manière ils enquêtent et réagissent face aux signalements de travail forcé dans leurs chaînes d’approvisionnement.
Le silence des 19 importateurs qui n’ont pas répondu à nos questions devrait donner matière à réflexion aux partisans du projet de loi S 211, lesquels font valoir qu’à partir du moment où elles devront se soumettre à l’examen du public sur les abus éventuels dans leurs chaînes d’approvisionnement, les entreprises se sentiront obligées de prendre des mesures dignes de ce nom. On suppose ici qu’il serait simplement trop gênant pour elles de déclarer n’avoir pris que des mesures insignifiantes pour régler le problème.
Or les entreprises que nous avons contactées ont été avisées du fait que nous allions rendre publics les cas d’approvisionnement auprès de manufacturiers accusés de pratiquer le travail forcé ; malgré cela, plus de la moitié ont choisi de ne pas donner d’information sur leur façon de traiter le problème. S’il y a des enjeux réputationnels en cause, ils ne pèsent pas assez lourd pour susciter ne serait-ce qu’une réponse. Il semble tout aussi vain de s’attendre à ce que le projet de loi S-211 les préoccupe au point de modifier fondamentalement leurs pratiques d’affaires.