Par Above Ground et Amnesty International Canada
Hidroituango est le nom d’un mégaprojet hydroélectrique financé en partie par le Canada, qui a causé de graves dommages aux collectivités et à l’environnement. Situé dans le nord de la Colombie, ce barrage controversé était en construction lorsqu’il a failli s’effondrer en 2018. Une avalanche d’eau et de débris provoquée par la réouverture soudaine d’un tunnel de dérivation avait alors ravagé des maisons, des ponts et des moyens de subsistance, forçant l’évacuation de dizaines de milliers de personnes. L’incident a pollué la rivière Cauca et détruit l’intégrité écologique de la région. Quatre ans plus tard, la population locale subit toujours les répercussions du désastre, sans perspective de réparation de la part du Canada.

Le rôle du Canada dans le désastre
Exportation et développement Canada (EDC) fait partie des prêteurs qui ont financé la construction du barrage Hidroituango. Cette société d’État, un organisme de crédit à l’exportation, avait approuvé l’octroi du prêt en dépit des nombreuses mises en garde sur les risques que comportait le mégaprojet.

Pendant des années, la coalition Movimiento Ríos Vivos, qui regroupe des pêcheurs locaux, des mineurs artisanaux et des agriculteurs de subsistance, a dénoncé la violence et les violations des droits associés à la construction du barrage et prévenu que celui‑ci causerait de graves dommages à l’environnement dont ils dépendent pour vivre. Ces dénonciations ont valu à ses membres des menaces de mort, une multiplication des agressions et jusqu’à des assassinats.
En dépit de tous ces avertissements, EDC a accordé un prêt de 446 millions de dollars à Empresas Públicas de Medellín, l’entreprise à l’origine du projet. La société d’État savait que 45 % de cette somme serait destinée à la construction du barrage, vanté par le promoteur comme un véritable exploit d’ingénierie qui produira suffisamment d’électricité pour répondre à près d’un cinquième des besoins énergétiques de la Colombie.
EDC a affirmé avoir fait preuve de diligence raisonnable dans l’octroi du prêt et d’avoir soumis Empresas Públicas de Medellín à deux examens qui l’ont amené à conclure que les politiques et procédures de l’entreprise en matière de lutte contre la corruption, de droits de la personne et d’environnement étaient adéquates. La société d’État a jugé cette information suffisante et consenti à accorder le prêt.
En 2019, une porte-parole de la coalition Movimiento Ríos Vivos, Isabel Zuleta,[1] s’est rendue au Canada[2] pour rencontrer des responsables d’EDC. Accompagnée de représentantes d’Above Ground et d’Amnesty International Canada, celle‑ci a exposé en détail l’ampleur des dommages provoqués par le barrage, demandé réparation et invité la société d’État à cesser ses pratiques néfastes en matière de prêt.
« Sans financement de l’étranger, Hidroituango n’aurait pas vu le jour », a déclaré Isabel Zuleta. « Six leaders de Ríos Vivos ont été assassinés. La plupart d’entre nous avons reçu des menaces. […] La responsabilité des répercussions actuelles sur nos vies revient aussi aux investisseurs. »
EDC n’a pas nié les dommages causés par le barrage. En effet, l’organisme de crédit à l’exportation a admis publiquement que le prêt octroyé à Empresas Públicas de Medellín avait « lié le nom d’EDC à une catastrophe environnementale, économique et humaine ». EDC s’est toutefois abstenu de porter quelque responsabilité que ce soit en matière de recours.
Évaluer la politique d’EDC en matière de recours
En 2020, EDC a publié un document officiel s’inscrivant dans sa Politique sur les droits de la personne qui énonce ses « principes en matière d’influence et de réparation ». Ces principes contribueront, selon EDC, à « l’amélioration de sa gestion des risques liés aux droits de la personne » et aideront la société d’État « à se placer en meilleure position de s’assurer, avant et après coup, qu’il y a réparation des éventuels torts causés ». Voilà de belles paroles qui n’offrent qu’une bien maigre consolation aux communautés colombiennes lésées par le mégaprojet Hidroituango.

La réparation exige la rectification des injustices. Suivant les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme de l’ONU, norme mondiale faisant autorité adoptée à l’unanimité en 2011 par les membres du Conseil des droits de l’homme, dont le Canada, les voies de recours peuvent comprendre des excuses, une restitution, un redressement, des indemnités financières ou autres, ainsi que des garanties de non-répétition visant à empêcher que d’autres dommages se produisent.
À notre connaissance, EDC n’a proposé aucun de ces recours, ni aucun autre recours, aux victimes du désastre de Hidroituango, et ce, même après avoir entendu un témoignage direct sur la situation désespérée dans laquelle se sont retrouvés tous ceux et celles qui ont perdu leur maison et leur gagne-pain.
Le fait pour un prêteur d’indemniser les membres d’une collectivité lésée par un projet financé par ses fonds ne constituerait pas un précédent. À titre d’exemple, des familles cambodgiennes expulsées de force dans le cadre d’un projet soutenu par l’Australian and New Zealand Banking Group (ANZ) ont été dédommagées par celui‑ci. Or nulle mention d’une quelconque compensation financière ne figure dans la politique d’EDC. On y admet que les personnes lésées ont un droit de recours, « le but étant que la situation initiale soit rétablie », tout en ajoutant que « dans la plupart des cas, le devoir d’EDC est d’user de son influence pour encourager ses clients et les autres parties responsables à prendre les mesures correctrices qui s’imposent vis-à-vis des populations lourdement touchées par leurs activités ».
Voilà une stratégie remplie d’échappatoires. Les responsables d’EDC ont affirmé par exemple aux représentants d’Above Ground et d’Amnesty International Canada que la société d’État n’avait pas un « pouvoir d’influence » suffisant pour pousser Empresas Públicas de Medellín à réparer les torts causés par Hidroituango, l’entreprise ayant remboursé tous ses prêts en 2019. Tout cela donne l’impression qu’elle se lave les mains du gâchis.
Devant cet état de fait, difficile de considérer la politique d’EDC comme autre chose qu’une déclaration théorique vide sur « le droit de recours » des victimes « d’effets défavorables », qui permet à la société d’État de se dédouaner de toute responsabilité éventuelle.

Le respect des droits de la personne impose la nécessité de prévenir d’autres dommages
La construction du barrage Hidroituango se poursuit et sa mise en service est prévue pour novembre 2022. Pendant ce temps, les communautés environnantes continuent de subir les effets dévastateurs de la violence et de la destruction associés au projet.
Même si le prêt accordé à Empresas Públicas de Medellín a été remboursé, EDC continue de soutenir des investissements dans d’autres régions de la Colombie où l’activité des entreprises est associée à des violations des droits de la personne[3]. Des articles publiés dans le site de la société d’État présentent la Colombie comme un pays en phase de postconflit, où les violations des droits sont chose du passé et où faire des affaires ne comporte plus de risques, malgré les nombreuses preuves du contraire. EDC continue de soutenir ou de promouvoir des investissements dans des industries associées à des cas bien documentés de violations graves des droits de la personne, comme l’agroentreprise, l’exploitation du pétrole et du gaz, la sécurité et la défense.
Les droits de la personne, la protection de l’environnement, l’influence et la réparation doivent représenter plus que des mots dans un énoncé de politique. Quelle que soit la demande de financement, l’évaluation des risques doit tenir compte d’abord et avant tout des dangers qui se posent pour les personnes, les collectivités et l’environnement. L’exercice de la diligence raisonnable doit prioriser la consultation attentive des communautés touchées et des organismes crédibles. De plus, EDC doit défendre activement les droits de la personne en exigeant des garanties qui feront en sorte que ceux et celles qui dénoncent les torts causés par un projet ne risquent pas d’être victimes de criminalisation, de menaces ou d’agression. Comme l’affirme en toute légitimité la coalition Movimiento Ríos Vivos, « nous avons notre propre voix[.] [L]es entités gouvernementales doivent nous écouter. […] Les terres et les vies d’un grand nombre de personnes dépendent de notre témoignage. »