Le barrage d’Hidroituango est l’un des plus grands projets d’infrastructure en Amérique du Sud, une énorme entreprise d’ingénierie destinée à répondre à près d’un cinquième des besoins énergétiques de la Colombie. Cependant, ses nombreuses défaillances se sont avérées catastrophiques.
En 2018, l’immense structure a failli s’effondrer, provoquant une urgence nationale et forçant l’évacuation de dizaines de milliers de personnes. La société à l’origine du projet, Empresas Públicas de Medellín (EPM), fait l’objet d’une enquête pénale pour corruption et dommages environnementaux présumés dans le cadre de la construction du barrage.
Les avertissements de corruption et de dommages sociaux et environnementaux accompagnent l’entreprise depuis ses débuts. Pourtant, l’organisme canadien de crédit à l’exportation, qui affirme qu’il ne soutient que les entreprises « responsables sur le plan environnemental et social », a contribué à la réalisation de ce projet. En 2016, Exportation et développement Canada (EDC) a approuvé un prêt de 466 millions de dollars à EPM, dont près de la moitié a servi à financer Hidroituango, le projet phare de l’entreprise.
Alertes précoces concernant les risques pour les droits de la personne
[infobox id = “Higuita”]Des collectivités locales s’opposent depuis longtemps au barrage, qui affecte des dizaines de milliers de personnes qui dépendent du fleuve Cauca, deuxième plus grand de la Colombie, pour gagner leur vie.
En 2012, un livre primé de l’anthropologue Jorge Eliécer David Higuita a mis en garde contre « l’ethnocide imminent » des Autochtones Nutabes de la région, en raison des dangers posés par le projet.
L’année suivante, des habitants dénonçaient des expulsions forcées affectant, éventuellement, des centaines de familles, et la perte de moyens de subsistance associée au projet. Au printemps, des centaines de personnes des communautés touchées ont marché jusqu’à Medellin, où elles ont occupé pendant plus de six mois un centre sportif en guise de protestation.

[infobox id = “Amnistie”]Les collectivités locales ont également indiqué que le projet exacerbait la violence dans le contexte du conflit armé qui sévit en Colombie depuis des décennies. En 2013, Amnistie internationale a averti que les habitants de la région qui s’opposaient au projet étaient qualifiés de guérilleros et pris pour cible par les forces de sécurité colombiennes. La coalition Movimiento Ríos Vivos Antioquia, qui regroupe des organisations de la société civile critiques à l’égard du barrage, a rapporté des cas de torture par les forces armées colombiennes, de détentions massives et de surveillance. Deux de ses membres ont été assassinés cette année-là. L’ONG suédoise Swedwatch a confirmé l’existence d’une série de menaces et d’abus à l’encontre de la population locale par le personnel de sécurité privée et publique chargé de garder le site.
Toute cette information était publique bien avant qu’EDC n’approuve son prêt à EPM en 2016.
Année 2012: un processus d’appel d’offres entaché de controverses
Des soupçons généralisés de corruption sont apparus dès le début du projet. En 2012, EPM a attribué le contrat de construction du barrage au consortium CCC Ituango, dirigé par la société brésilienne Camargo Corrêa. Les médias colombiens ont rapporté de nombreuses plaintes émanant d’entreprises concurrentes et de responsables politiques régionaux qui ont allégué que le processus d’appel d’offres était biaisé en faveur de CCC Ituango.
Un certain nombre d’entreprises ont choisi de ne pas participer au concours parce qu’elles le croyaient truqué. Elles ont signalé la soumission irréaliste de CCC Ituango, les modifications de dernière minute apportées aux critères d’appel d’offres qui ont disqualifié bon nombre de ses concurrents, ainsi qu’un conflit d’intérêts qui a fait l’objet d’une controverse nationale. Le groupe anti-corruption Virtual Transparency a publié un rapport en 2012 qui demandait l’exclusion de CCC Ituango du processus d’appel d’offres.
Peu après avoir remporté le contrat, Camargo Corrêa a été identifié comme une des principales figures du scandale de corruption Lava Jato au Brésil, le plus grand scandale de l’histoire du pays. En 2015, trois des dirigeants de la société ont été reconnus coupables de corruption et de blanchiment d’argent au Brésil, et l’entreprise a reconnu son rôle dans un important cartel de truquage d’appels d’offres et de corruption.
Le maire de Medellin, la ville à laquelle EPM appartient, a réagi à ces événements au début de 2017 en demandant publiquement la tenue d’une enquête sur le processus d’appel d’offres d’EPM. Le procureur général colombien n’a pas tardé à s’atteler à la tâche.
Quelques mois plus tard, l’organisme de crédit à l’exportation du Canada a prolongé la durée de son prêt à EPM.
Le plan téméraire d’EPM pour accélérer les travaux
EPM a connu d’importants retards dans l’échéancier du projet dès 2013. La société a alors pris des mesures pour accélérer les travaux en ajoutant un troisième tunnel de dérivation des eaux, malgré les avertissements du comité consultatif technique du projet relatives à la sécurité et à l’environnement. Selon le contrôleur général de la Colombie, l’approbation par EPM de la construction du tunnel en 2015 était illégale, puisqu’elle a eu lieu plus d’un an avant que l’entreprise n’obtienne la licence requise auprès des autorités environnementales. L’organisme d’attribution des permis environnementaux lui a depuis imposé des amendes de plus de 5,5 millions de dollars pour cette infraction ainsi que pour d’autres.
En mai 2018, l’obstruction et l’effondrement subséquent du tunnel du barrage ont failli faire rompre le barrage, mettant en danger des dizaines de milliers de personnes. Lors des inondations qui ont suivi, un village a été rasé et d’importantes infrastructures publiques ont été détruites.
Le prix à payer pour des avertissements ignorés
Près de deux ans après le quasi-effondrement du barrage en 2018, la crise structurelle n’est toujours pas résolue et les autorités n’auraient pas exclu la possibilité d’un écroulement éventuel. Des milliers de personnes évacuées en 2018 ont attendu plus d’un an avant d’être autorisées à rentrer chez elles en juillet 2019. Elles restent sur un pied d’alerte en raison du risque de nouvelles évacuations.
[infobox id = “impactes”]En février 2019, la crise structurelle a poussé EPM à fermer deux vannes, paralysant 80 % du débit du fleuve Cauca et tuant des dizaines de milliers de poissons. Selon le procureur général, le résultat a été une « urgence environnementale » qui continue de mettre en péril les moyens de subsistance et d’existence de dizaines de milliers de personnes.
Le procureur général de la Colombie a ouvert une enquête criminelle sur les dommages environnementaux causés par le barrage. En 2018, le contrôleur général du pays a publié un rapport cinglant selon lequel EPM avait aménagé le barrage dans une zone « à haut risque », sans les études et les plans techniques requis. Il affirme que les processus de délivrance de permis environnementaux et de construction d’Hidroituango sont entachés d’irrégularités, dont beaucoup, si elles sont prouvées par les procureurs, sont passibles de sanctions pénales. En novembre 2019, le contrôleur général a ouvert des enquêtes sur 34 personnes et sous-traitants liés au projet. Parmi eux se trouvent des dirigeants actuels et anciens d’EPM, des membres du conseil d’administration d’Hidroituango, des entreprises impliquées dans le projet et des dirigeants politiques.
En août 2019, le procureur général a porté des accusations criminelles contre un ancien cadre supérieur d’EPM pour des manquements liés à la passation de marchés. Les accusations sont liées à des enquêtes en cours sur des pots-de-vin présumés versés à des fonctionnaires dans le cadre du processus d’appel d’offres pour la construction du barrage.
En octobre 2019, la Banque interaméricaine de développement a annoncé la tenue d’une enquête historique pour déterminer si elle avait enfreint ses politiques sociales et environnementales en finançant Hidroituango sans évaluer convenablement les impacts du projet.
Le contrôleur général estime que la catastrophe du barrage a coûté 1,5 milliard de dollars au Trésor public à ce jour. Il affirme que les dommages sociaux et environnementaux causés par le projet sont, en revanche, « incalculables ».
Les dirigeants qui s’opposent au projet continuent de faire face à l’intimidation et à la violence. Deux autres d’entre eux ont été assassinés en 2018.
La réaction d’EDC
En juillet 2019, en réponse à une enquête du Globe and Mail, une porte-parole d’EDC a été appelée à rendre compte de la diligence raisonnable dont la banque a fait preuve à l’égard du prêt qu’elle a consenti à EPM :
Shelley Maclean, une porte-parole de l’organisme, a déclaré par courriel au Globe qu’EPM avait fait l’objet de deux examens, une fois au moment de l’octroi du prêt et le second un an plus tard, lorsque ses conditions ont été prolongées.
Elle affirme qu’EDC « a conclu que l’entreprise dispose de politiques, de procédures et de programmes adéquats en matière d’environnement, de lutte contre la corruption et de droits de la personne au niveau de l’entreprise » (…)
Mme Maclean a ajouté que le processus d’examen de l’organisme « n’a pas identifié d’allégations d’irrégularités avant 2017 ». Après la nouvelle de Lava Jato, dit-elle, EDC « a communiqué avec EPM (…) Nous avons noté qu’EPM avait lancé une enquête interne et coopérait avec les autorités malgré l’absence d’une enquête officielle [à l’époque]. La société nous a également confirmé que l’attribution du contrat pour le projet Hidroituango répondait à des exigences strictes de transparence et de supervision publique requise par la loi colombienne ».
La présidente et cheffe de la direction de l’organisme, Mairead Lavery, a depuis suggéré que le prêt à EPM était peut-être une erreur, affirmant qu’il « a lié le nom d’EDC à une catastrophe environnementale, économique et humaine ».
[infobox id = “Zuleta”]En novembre 2019, une éminente dirigeante d’une communauté touchée par Hidroituango s’est rendue au Canada et a rencontré des représentants d’Exportation et développement Canada. Isabel Zuleta, porte-parole de la coalition Movimiento Ríos Vivos, a mis les responsables au défi d’expliquer ce que faisait EDC pour remédier aux dommages causés par le barrage et aux dangers qu’il présente encore. Ils n’ont pas répondu à ces questions. Ils ont plutôt parlé en termes généraux des efforts d’EDC pour « s’aligner » sur les Principes directeurs de l’ONU relatif aux entreprises et aux droits de la personne et pour explorer le concept de « levier » dans ses relations avec les entreprises. Ils n’ont pas reconnu la responsabilité d’EDC de veiller à ce que les personnes lésées et menacées par Hidroituango reçoivent réparation et protection.
Le rôle d’EDC dans le désastre d’Hidroituango démontre l’urgence pour Ottawa d’imposer des règles à son organisme de crédit à l’exportation. En l’absence de mécanismes pour obliger cette société d’État à rendre compte des répercussions de ses activités sur les gens et sur les communautés, le Canada risque fort de continuer à financer des projets aussi imprudents et dangereux que le barrage d’EPM.
Publié le 15 juillet 2019. Mis à jour le 12 mars 2020
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