Un demi-siècle d’exploitation des sables bitumineux dans le nord de l’Alberta a transformé de vastes étendues de forêt boréale et de terres humides en lacs artificiels contaminés par des résidus toxiques.
Ces lacs, que l’industrie appelle « étangs », contiennent plus d’un millier de milliards de litres d’eau tellement polluée que des volées entières d’oiseaux sont mortes après s’y être posées.
Des recherches scientifiques ont montré qu’ils contaminent les eaux souterraines et la rivière Athabasca, et on estime qu’un lac perd 6,5 millions de litres par jour. Cela a suscité suffisamment d’inquiétudes pour amener la Commission de surveillance environnementale de l’ALÉNA à insister sur la tenue d’une enquête.
[infobox id=”financementEDC”]Mais les lacs pollués laissés dans le sillage de l’exploitation des sables bitumineux n’ont pas dissuadé Exportation et développement Canada (EDC) d’appuyer des entreprises fortement investies dans ce secteur. Malgré ces graves répercussions écologiques, allant du déboisement intensif à l’augmentation vertigineuse des émissions de gaz à effet de serre, EDC continue de financer certains des principaux intervenants des sables bitumineux.
Les répercussions de l’industrie, chez nous et à l’étranger
Outre la menace de pollution de l’eau, les bassins de résidus miniers émettent également des polluants atmosphériques, dont certains sont toxiques. Il en va de même pour les installations de valorisation qui convertissent le bitume extrait des sables bitumineux en pétrole brut synthétique. Des études scientifiques révèlent des tendances à l’augmentation et à la sous-déclaration de la pollution dans toute la région, qui coïncident avec l’essor de l’extraction des sables bitumineux. Ainsi, des lacs situés jusqu’à 90 kilomètres ont connu une « augmentation spectaculaire » des niveaux de produits chimiques cancérigènes rejetés par l’industrie.
Les collectivités situées en aval, qui abritent plusieurs Premières nations, craignent depuis longtemps que la pollution causée par l’exploitation des sables bitumineux ne nuise à leur santé et à leur mode de vie, qui ont déjà été durement touchés par l’industrie.
L’extraction minière du bitume et l’extraction in situ1Ce sont les deux principaux moyens d’évaluer le bitume qui se trouve dans les dépôts de sables bitumineux. L’extraction in situ, utilisée pour les dépôts trop profonds pour l’extraction minière, consiste à faire monter le bitume à la surface en utilisant de la vapeur. ont considérablement dégradé la forêt boréale de l’Alberta, nuisant à des espèces menacées telles que le caribou forestier et éliminant des pans du couvert forestier qui agissent comme puits de carbone. Vingt pour cent de la superficie des sables bitumineux exploitables à ciel ouvert a été déboisée de 2000 à 2012 seulement.[infobox id=”fortmckay”]
Les deux méthodes d’extraction, mais surtout in situ, sont très énergivores. Il en va de même du processus de valorisation du bitume. De ce fait, les sables bitumineux d’Athabasca, en Alberta, sont la source de pétrole brut la plus émettrice de GES de tous les champs pétrolifères examinés par des chercheurs universitaires pour l’indice pétrole-climat Oil-Climate Index (OCI). Les émissions de gaz à effet de serre émanant de l’extraction et du traitement d’un baril de pétrole des sables sont environ 2,2 fois plus élevées que la valeur moyenne des champs pétrolifères nord-américains figurant dans la base de données de l’OCI.
Les scientifiques ont signalé que même les niveaux actuels de production de sables bitumineux sont incompatibles avec les efforts internationaux visant à maintenir le réchauffement planétaire en dessous de la barre des 2 degrés.
Accélération du rythme des dommages
Les entreprises de sables bitumineux s’efforcent d’accroître rapidement leur production; le bilan environnemental du premier demi-siècle de croissance du secteur devrait être surpassé de beaucoup dans les prochaines décennies.
Le volume total d’émissions de gaz à effet de serre de l’industrie a presque doublé entre 2005 et 2016 et on prévoit qu’il augmentera encore de 47 % entre 2016 et 2030. Une croissance aussi rapide éloignerait hors de portée les objectifs de réduction des émissions du Canada, qu’il est déjà en passe de manquer. Les émissions de cette industrie représenteraient à elles seules plus d’un cinquième des émissions totales autorisées du pays d’ici 2030, et environ 80 % d’ici 2050, selon les objectifs climatiques du Canada.
Ces objectifs, selon les scientifiques de l’ONU, ne sont déjà pas suffisamment élevés pour prévenir un changement climatique catastrophique.
Bien que l’Alberta ait adopté en 2016 une loi pour limiter les émissions de son industrie des sables bitumineux à un maximum de 100 millions de tonnes de gaz à effet de serre par année, la province a déjà approuvé de nouveaux projets qui porteront le total à au moins 131 millions de tonnes.
[infobox id=”désinvestissement”]Même les projections d’émissions émanant des sables bitumineux présentées ci-dessus pourraient être grossièrement sous-estimées. Des scientifiques d’Environnement Canada ont récemment constaté que les émissions réelles mesurées dans l’air au-dessus de plusieurs mines de sables bitumineux étaient beaucoup plus élevées que les estimations calculées par l’industrie et le gouvernement pour prévoir les émissions futures. Selon leur étude, les estimations d’émissions pour l’ensemble du secteur pétrolier et gazier « pourraient devoir être révisées à la hausse d’au moins 30 % ».
Les volumes de résidus miniers, que l’Alberta n’a commencé à réglementer qu’en 2009, continueront également de croître. Au début, la province a insisté pour que les entreprises assèchent et enfouissent une partie des déchets chaque année, et réduisent progressivement le volume stocké dans les lacs. Ces règles ont été supprimées après qu’aucune des entreprises ne les ait respectées.
Aujourd’hui, presque tous les mineurs envisagent d’utiliser une technique expérimentale moins coûteuse, le « recouvrement par l’eau ». Il s’agit de pomper les déchets dans une fosse et de les recouvrir d’eau. Tout en reconnaissant qu’il s’agit là d’une technique non éprouvée, la province a récemment permis aux entreprises d’agrandir leurs mines et d’en construire de nouvelles, ce qui leur a accordé de nombreuses années supplémentaires pour déterminer comment elles vont nettoyer les déchets et des décennies pour compléter le processus.
L’Institut Pembina note que « deux exploitants qui prévoient cesser leurs activités au début des années 2030 ont proposé des délais de remise en état qui vont au-delà de 2100, soit 70 ans après la fermeture de leurs mines ».
L’un deux est Suncor, un client d’EDC.
Suncor a contracté jusqu’à 1 milliard de dollars de prêts d’EDC depuis 2010, même si l’exploitation des sables bitumineux est son activité principale. Après cinq décennies d’exploitation minière, les « étangs » de Suncor se seraient étendus pour contenir environ le quart de la totalité des résidus de sables bitumineux en Alberta. Elle travaille actuellement à « accélérer » la production de sa mine de Fort Hills en plus de deux nouveaux projets de sables bitumineux.
Pipelines : ouvrir la porte à une croissance débridée
Dans le débat sur les oléoducs de sables bitumineux, plusieurs ont souligné les risques posés par le déversement de bitume provenant d’un pipeline ou, dans le cas d’oléoducs desservant des ports maritimes, par un pétrolier. Les scientifiques préviennent que le bitume déversé peut être plus difficile à retirer de l’eau que le pétrole conventionnel et que ses effets sur les écosystèmes marins sont actuellement presque impossibles à prédire.
Le problème beaucoup plus important, cependant, est que l’augmentation de la capacité d’acheminer rapidement et à moindre coût le pétrole brut des sables bitumineux vers les raffineries et les marchés finaux permettra l’expansion rapide de l’industrie, aggravant ainsi tous ses impacts écologiques.
De plus, EDC a été un des principaux bailleurs de fonds des entreprises qui construisent de nouveaux oléoducs destinés à l’exploitation des sables bitumineux.
Depuis 2010, l’agence a consenti plus de 2,56 milliards de dollars de prêts à TC Énergie (anciennement TransCanada) et à ses partenaires commerciaux. Une partie des prêts a été affectée au pipeline Keystone et au projet d’expansion Keystone XL de la société. Avec Keystone, TC Énergie a converti un gazoduc de gaz naturel pour transporter le pétrole brut des sables bitumineux vers les raffineries américaines. Avec Keystone XL, il agrandira et étendra le pipeline. De 2013 à 2017, TC Énergie a également lancé un deuxième projet d’oléoduc, Énergie Est. [infobox id=”transcanada”]
L’augmentation massive de la production de sables bitumineux que Keystone XL permettrait de réaliser devrait faire grimper les émissions de gaz à effet de serre de l’industrie de 36 %, ce qui est stupéfiant.
EDC affirme qu’elle surveille de près les impacts environnementaux des projets qu’elle soutient, de sorte qu’elle savait probablement qu’en novembre 2017, le pipeline Keystone avait accumulé trois déversements importants aux États-Unis. Avant sa construction en 2010, TC Énergie aurait estimé que des déversements se produiraient « au plus une fois tous les sept à onze ans ».
La piètre performance subséquente du pipeline n’a manifestement pas eu d’incidence sur l’admissibilité de TC Énergie à un soutien futur d’EDC. La société a reçu de nouveaux prêts d’EDC en 2018 et 2019, et en avril 2020, l’organisme a décidé de financer Coastal GasLink, un pipeline de gaz naturel devant être construit et opéré par TC Énergie au Canada, après que les impacts controversés du projet sur les populations autochtones ont conduit un comité des droits de l’homme des Nations Unies et le Commissaire aux droits de la personne de la Colombie-Britannique à réclamer la suspension de sa construction.
Enbridge, le principal exploitant d’oléoducs de sables bitumineux au Canada, a bénéficié d’une aide d’EDC encore plus importante, à savoir jusqu’à 5,78 milliards de dollars en prêts depuis 2010.2Il s’agit principalement de prêts faits à Enbridge Inc. ou à des filiales dont Enbridge est propriétaire à 100 %. Certains prêts not été consentis à des entreprises dont Enbridge possède une partie. L’entreprise vise à accroître les volumes de pétrole brut provenant des sables bitumineux acheminés aux États-Unis dans le cadre de son projet de remplacement de la canalisation no 3. Elle est également impliquée dans le pipeline Dakota Access, aux côtés d’un autre client d’EDC, Phillips 66. Ce projet présente des risques tellement graves pour la tribu des Sioux de Standing Rock que le principal expert en droits autochtones de l’ONU a appelé à un arrêt de sa construction. De nombreux investisseurs ont retiré leur appui.
Le pipeline Northern Gateway proposé par Enbridge aurait acheminé de grandes quantités de bitume vers la côte ouest. Le projet a été rejeté par le gouvernement fédéral en 2016 en raison de risques environnementaux inacceptables.
Au cours du débat sur Northern Gateway, de nombreuses personnes se sont dit inquiètes par le bilan d’Enbridge en matière de sécurité, évoquant notamment le déversement de plus de 20 000 barils de bitume d’un de ses pipelines dans une rivière du Michigan en 2010. Il s’agit de l’un des plus importants déversements de pétrole en eau douce de l’histoire de l’Amérique du Nord. Les organismes de réglementation américains ont conclu que le déversement était en partie dû à une « culture de déviance » et à des « défaillances organisationnelles généralisées chez Enbridge ». La société a dû payer une amende civile de 61 millions de dollars américains pour diverses infractions.
Depuis, les pipelines d’Enbridge continuent d’accumuler des accidents graves. En août 2019, une explosion sur un pipeline au Kentucky a tué une personne, en a blessé plusieurs autres et a causé un incendie qui a endommagé 30 acres. Il s’agissait de la troisième grosse explosion sur un pipeline d’Enbridge en moins d’un an.
EDC renouvelle son soutien à Teck malgré une série d’infractions
Teck Resources, qui a des intérêts dans la mine de sable bitumineux de Fort Hill, est un autre client d’EDC dont le bilan environnemental devrait susciter l’inquiétude. De 2008 à 2020, Teck Resources planifiait construire la plus grande mine de sables bitumineux de l’histoire de l’Alberta.3La taille de «l’aire de perturbation » de la mine Frontier, 29 217 hectares, surpasse celle de tous les autres projets de sables bitumineux approuvés en Alberta à ce jour.

Le projet Frontier proposé par Teck aurait établi une mine à ciel ouvert et des bassins de résidus dans un rayon de moins de 30 kilomètres du plus grand parc national du Canada. Un examen provincial et fédéral a déterminé que la mine aurait probablement des « effets environnementaux négatifs importants » sur des zones humides, des forêts anciennes et des espèces menacées. Teck a considérablement sous-estimé les émissions de gaz à effet de serre qui seraient produites par la mine, selon des critiques de l’industrie et des fonctionnaires fédéraux impliqués dans l’examen.
Des critiques ont également soulevé des inquiétudes sur la feuille de route de l’entreprise en matière d’environnement, et souligné les problèmes systématiques de pollution aux installations de Teck en Colombie-Britannique. Ces problèmes ont donné lieux à des amendes de records à deux reprises depuis 2014, date à laquelle EDC a accordé à Teck le premier de ces trois prêts les plus récents.
En 2016, l’une des filiales de Teck, Teck Metals, s’est vu infliger la plus importante amende environnementale de l’histoire de la Colombie-Britannique à la suite de 13 déversements distincts de métaux lourds et d’autres polluants dans le fleuve Columbia, entre 2013 et 2015. La société avait déjà été condamnée à des amendes importantes pour des infractions réglementaires en 2011 et en 2013.
Teck Coal, une autre filiale de Teck, lutte depuis des années pour résoudre les problèmes de pollution dans ses mines de charbon situées dans la vallée d’Elk, en Colombie-Britannique. Des responsables américains réunis au sein d’une commission transfrontalière ont signalé que les niveaux de sélénium dans les rivières touchées par les mines de charbon de Teck étaient 70 fois plus élevés que dans les autres cours d’eau voisins, mettant en danger la vie aquatique et la santé humaine.
En 2016, la vérificatrice générale de la Colombie-Britannique a noté que les niveaux de sélénium dans la région étaient en hausse depuis des décennies et que les rejets prévus de Teck Coal dans l’une de ses mines récemment agrandies dépassaient les « recommandations de la Colombie-Britannique en ce qui concerne la qualité de l’eau pour protéger la vie aquatique, (…) la santé et la sécurité des personnes ».
Les autorités américaines ont noté « de nombreux retards » dans le plan de Teck visant à résoudre le problème des nouvelles usines d’épuration. Elles ont aussi noté qu’en 2017, Teck avait dû fermer sa seule usine d’épuration en usage sur une voie navigable.
La même année, quelques semaines avant qu’EDC ne consente un autre prêt à Teck Resources, Teck Coal a plaidé coupable et payé une amende de 1,4 million de dollars pour avoir enfreint la Loi sur les pêches dans le cadre de ses activités en 2014.4C’était présumément la deuxième amende la plus importante à avoir jamais été imposée en Colombie-Britannique pour des infractions à la Loi sur les pêches et la plus importante de toutes pour un seul incident.
À la fin de 2018, la société a signalé que les régulateurs avaient annoncé la possibilité de nouvelles accusations et en février 2019, elle disait « ne pas pouvoir exploiter ses mines de charbon dans la vallée d’Elk conformément à la Loi sur les pêches et à ses règlements connexes ». Ces mines sont toujours en activité.
Au moins une des mines de charbon de Teck s’est révélée à maintes reprises non conforme à la régulation sur la qualité de l’air. En mars 2019, Teck Coal a été mise à l’amende pour avoir omis d’entretenir ses équipements et, par conséquent, avoir excédé la limite légale d’émissions de particules, à une reprise par plus de 250 %, sur une période de plusieurs années.
Quelques mois plus tard, Teck Ressources bénéficiait d’un prêt d’EDC pouvant atteindre jusqu’à un milliard de dollars à sa filiale chilienne pour l’expansion de la mine de cuivre de Quebrada Blanca. En août, la société a été condamnée à une amende de 1,2 million de dollars pour avoir enfreint les conditions du permis environnemental de la mine.
Pourquoi notre organisme de crédit à l’exportation soutient-elle une entreprise qui élargit ses opérations et qui est incapable de maîtriser la pollution qu’elle émet?
Pourquoi finance-t-elle, en outre, l’expansion rapide du secteur des sables bitumineux, avec tous les risques de dommages environnementaux que cela comporte, et auxquels les entreprises risquent de ne jamais pouvoir remédier?
Publié le 15 juillet 2019. Mis à jour le 26 mai 2020.